À ce jour, 1 007 biens culturels et naturels sont inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, “possédant une valeur universelle exceptionnelle”1. L’objectif ? Les protéger, afin que les “générations futures puissent encore les apprécier à leur tour”. Si l’on s’attend à trouver dans cette liste des ensembles architecturaux remarquables ayant traversé les siècles, comme l’acropole d’Athènes, ou encore des sites naturels tels que le Lac Baïkal en Russie, il peut être beaucoup plus étonnant d’y voir y figurer des ensembles plus modernes et sujets à débat. Un tel exemple est le cas du centre-ville reconstruit du Havre, dont l’originalité architecturale a été mondialement reconnue par son inscription en 2005, une décision qui a fait couler beaucoup d’encre. Quinze ans après, quel bilan tirer de cet évènement, à la fois dans les perceptions locales et extérieures ?
Une ville à l’histoire mouvementée
La ville située en bout d’estuaire de la Seine n’a aujourd’hui plus grand-chose à voir avec celle fondée par ordonnance royale de François Ier en 1517. Outre des siècles d’évolution, ce sont les bombardements allemands et surtout ceux des Alliés lors de la seconde guerre mondiale qui ont radicalement modifié les lieux. Largement détruit, la reconstruction du centre-ville est lors de l’après-guerre confiée aux soins d’Auguste Perret, architecte de renommée internationale. La priorité est alors de reconstruire vite, et l’intérêt de l’architecte pour le béton permet de satisfaire ces nécessités. En 1964, le chantier global est quasiment terminé. Les immeubles et constructions Perret témoignent d’un langage architectural possédant un héritage classique, comportant colonnes, chapiteaux, entablements et corniches, délivrant un ensemble peu orthodoxe2. Plus tard, entre 1978 et 1982, l’architecte brésilien Oscar Niemeyer réalise le site culturel du Volcan, labellisé en 1991 comme Scène Nationale par le ministère de la Culture. Nous pouvons considérer cela comme la touche finale de la reconstruction du centre-ville havrais.
L’inscription sur la liste du patrimoine mondial est le fruit d’un long processus commencé dès 1990 : le conseil municipal s’empare du sujet et instaure une zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager pour le centre reconstruit. La légitimation s’affirme ensuite au niveau national par l’obtention en 2001 du label Ville d’Art et d’Histoire, ainsi qu’à l’international par son inscription sur la liste des biens français soumis à l’Unesco. Le 15 juillet 2005, le centre Perret est labellisé. Afin de comprendre pourquoi cette décision a créé des remous, il convient de se pencher sur l’affect des Havrais pour leur ville.
Ressenti historique des habitants
Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, l’architecture en béton du Havre a suscité des émotions contraires, de l’attachement comme de la répulsion. Caractérisée par trois larges grands axes proches de la mer, et dirigée pendant 40 ans par une mairie communiste, la ville a longtemps été nommée “Stalingrad-sur-Mer”, car traversée par la “Staline-allée”, et comparée à une ville froide et grise du bloc de l’Est3. Ce sont surtout les habitants de l’ancien Havre, qui ont vécu la reconstruction, qui offrent le témoignage le plus amer. Ils ne comprennent notamment pas cette inscription, et comparent avec étonnement la ville avec d’autres comme Arles ou Bordeaux. Les Havrais ayant grandi dans cette architecture ressentent certes un attachement plus fort, mais la tendance à la dépréciation semble s’être réellement atténuée depuis la labellisation Unesco.
Ce phénomène apparaît être dû à la volonté de la mairie de diversifier le contenu de médiation patrimoniale autour du centre, de le regarder d’un autre œil. En 2005, dès qu’un appartement construit par Perret s’est libéré en centre-ville, la municipalité l’a acheté afin d’y réaliser une sorte de musée idéal havrais. Nommé “appartement-témoin”, il a été aménagé en vue d’y présenter un habitat “typique” au temps de la reconstruction, à partir d’éléments mobiliers locaux et authentiques. Placé au cœur de la Maison du Patrimoine, l’appartement permet d’expliciter le plan des logements de la reconstruction, leur ingéniosité et leur innovation. Des visites touristiques ont aussi été mises en place, comme la “balade Perret”, dont l’appartement-témoin constitue la dernière étape, mais aussi une visite du sommet de la tour de l’Hôtel de Ville, où le parcours de médiation permet de valoriser le centre-ville dans son ensemble.

Des efforts d’esthétisation ont également été réalisés : les travaux d’aménagement du tramway, entré en service en 2012, qui traverse les artères centrales de la ville, ont permis de redorer certains quartiers peu attirants comme le cours de la République, qui abrite la gare TGV. Si l’on en croit Pascal Desplanques, architecte, “Les Havrais ont pris conscience qu’ils habitaient dans quelque chose d’exceptionnel”4.
Néanmoins, cet avis ne fait pas l’unanimité parmi la population locale, le classement Unesco ne prenant en compte que le centre-ville proche de la mer. Si l’on se penche sur les statistiques de l’Insee, 18 % des Havrais vivent dans des quartiers dits prioritaires, qui sont en dehors du centre Perret. Dans les quartiers de Bléville, de Mont-Gaillard ou du Grand Hameau, la tendance architecturale est plutôt aux barres HLM et aux grands ensembles. Les habitants de ces quartiers témoignent d’une valorisation de façade, ne mettant en avant que le centre Perret, au détriment du reste du Havre.
Évolution du ressenti extérieur, bilan touristique
Le classement Unesco du centre a suscité beaucoup d’étonnement. Un changement semble toutefois s’être opéré aujourd’hui : au lieu de “Stalingrad-sur-Mer”, les magazines de décoration comparent parfois le Havre à Manhattan.
Ce classement inhabituel d’une ville contemporaine, au-delà des critères d’ancienneté et de beauté plus fréquemment retenus, est plus accepté qu’auparavant. Cela peut être démontré par la vente très rapide des appartements dits “Perret”, qui fonctionne presque par bouche à oreille. Ils sont très prisés par un public rajeuni, qui veut s’installer dans cette architecture, mais également par des retraités et même par une clientèle parisienne qui n’a plus peur de venir s’installer au Havre.
Sous un autre angle, la ville paraît depuis 2005 être devenue une destination touristique de plus grande ampleur. En 2014, elle a accueilli près d’un million de visiteurs, en y regroupant toutes les formes de tourisme – le tourisme d’affaire et les croisiéristes qui font escale dans le port notamment. Peu à peu, les guides touristiques ont intégré le patrimoine Perret dans les incontournables de la Normandie.
Des équipes de tournage sont aussi venues depuis filmer des séries ou des courts-métrages, et même si leur cadre est globalement assez austère, cela n’a pu que valoriser la ville à une échelle plus large. Dorénavant, le Havre n’est plus mentionné dans les médias ou dans la littérature sans évoquer son classement. La commémoration des 500 ans du Havre en 2017 a aussi produit une grande visibilité médiatique.
Tout conduit à penser que l’inscription Unesco a été initiatrice d’un mouvement de reconsidération et de valorisation de la ville du Havre, à la fois dans les perceptions locales et extérieures. La réconciliation des Havrais avec le centre Perret paraît être à majorité effectuée. Cela étant, le seul acte de l’inscription n’est pas l’unique responsable : les dispositifs de valorisation et de médiation de l’urbanisme Perret mis en place par la ville se sont révélés indispensables car ils ont permis de légitimer cette inscription, et donc de prouver que l’Unesco avait fait un bon choix.
- “Qu’est-ce que le patrimoine mondial ?”, Unesco.org [en ligne]. Consulté le 16/11/2020, disponible sur : https://whc.unesco.org/fr/faq/49 [↩]
- Maria Gravari-Barbas et Cécile Renard, “Une patrimonialisation sans appropriation ? Le cas de l’architecture de la reconstruction au Havre”, Norois [en ligne], 217. 2010/4, mis en ligne le 31 décembre 2012, consulté le 18 novembre 2020 [↩]
- Histoire du Havre, Éric Saunier & John Barzman (dir.), Privat, 2017 [↩]
- Patricia Lionnet, “Quinze ans après son classement à L’Unesco, Le Havre terriblement tendance”, Paris-Normandie, mis à jour le 20/07/2020 [en ligne]. Consulté le 15/11/2020, disponible sur : https://www.paris-normandie.fr/le-havre/quinze-ans-apres-son-classement-a-l-unesco-le-havre-terriblement-tendance-OE17028556 [↩]