Ce nouvel ouvrage de la collection MidiSciences correspond parfaitement à la ligne éditoriale de la collection : en une centaine de pages, faire comprendre les enjeux d’une question contemporaine et donner les premiers éléments d’analyse. Pierre-Henri Morand dévoile ainsi comment sont dépensés des milliards d’euros chaque année par les collectivités et l’État, en facilitant l’accès aux données, pour les professionnels de la commande publique, les journalistes et les citoyens.
Extrait 1
Introduction
Débutons par une confession. Il n’y a rien de plus rébarbatif que de se plonger dans le Code de la commande publique ; rien de plus déroutant que d’ouvrir pour la première fois de sa vie le cahier des charges techniques particulier d’un appel d’offres ; rien de plus abstrait que les centaines de milliers de fichiers électroniques qui constituent les Données essentielles de la commande publique (DECP). Économiste qui étudie l’achat public depuis bientôt un quart de siècle, je n’ai moi-même fait l’effort de me plonger dans ces données que depuis quelques années. On est bien loin des représentations que l’on peut se faire du travail de chercheur. Pas de terres inexplorées à découvrir, pas de tribus à apprendre à connaître, pas d’archives à manipuler en gants blancs… Non, des fichiers, des fichiers et encore des fichiers à récupérer, à traiter, à recouper, qui feront des lignes, quelques millions de lignes et des colonnes, des dizaines de colonnes à étudier. Je n’ai donc jamais quitté mon bureau et mon ordinateur pour parcourir ce monde de données qui s’ouvrait à moi.
J’y ai croisé pourtant, au détour d’une ligne, le parc naturel régional de Corse et son syndicat mixte qui confiaient, un jour de mai 2021, l’évacuation à dos de mule des déchets produits dans les refuges du GR 20 à M. Malatesta, résidant dans la commune de Vico, à quelques encablures du syndicat ; ou la mairie de Papaichton, en Guyane, qui faisait venir de 7 005 km les équipements sportifs pour le terrain de foot du village de Loka. J’y ai vu aussi les « travaux de construction du tunnel de base de la section transfrontalière de la liaison ferroviaire Lyon-Turin depuis les attaques côté France », dont le montant, 1 660 661 682,94 €, n’a pas grand-chose à voir, malgré la précision au centime près d’un marché qui se compte en milliards, avec les 30 538,17 € que gagnera notre muletier corse.
Pour qui y prête l’oreille, ces données racontent les décisions de nos élus, de nos administrations, de l’État dans leurs grands projets ou leurs activités quotidiennes. Pouvoir les observer ainsi, à travers les contrats qui se nouent entre acteurs publics et acteurs privés, est sans doute un trésor méconnu. On y trouve aussi pêle-mêle les traces d’actes qui auront fait la une des journaux (rappelons-nous de la mise en cause de Mathieu Gallet, qui fut démis de ses fonctions à la présidence de Radio France pour un contrat public qu’il passa lorsqu’il était directeur de l’INA), conduit des commissions d’enquête parlementaires à questionner le bien- fondé et la matérialité de certaines prestations achetées par l’État (prestations de conseil stratégique achetées au cabinet de conseil McKinsey, par exemple). L’absence de données elle-même peut être signifiante. C’est ce manque, témoin indirect du non- recours à une procédure de mise en concurrence, qui a valu la mise en examen du maire de Grenoble pour l’attribution d’une prestation artistique pour les fêtes de Noël dans sa commune, ou la récente condamnation en première instance de Claude Guéant, ancien secrétaire général de la présidence sous Nicolas Sarkozy, dans le cadre de l’affaire dite des sondages de l’Élysée. Les données des marchés publics nous parlent même lorsqu’elles sont muettes. Elles sont aussi le témoin d’un monde qui change, où les préoccupations sociales et environnementales modifient peu à peu les pratiques.
Extrait 2
Ouvrir les données, condition nécessaire au contrôle citoyen ?
Il n’y a rien de plus simple, pour qui sait manier un tableur, que d’identifier l’ensemble des marchés dont les durées de publicités sont anormalement courtes ; la durée de publicité n’étant pas spécifiquement reportée dans les données ouvertes, il faut seulement savoir automatiser le calcul d’une durée entre deux dates. Il n’est pas difficile non plus, avec un peu de patience et quelques lignes de code, d’identifier les marchés qui sont attribués plusieurs fois de suite à la même entreprise (même si, hors DECP, les entreprises sont rarement liées à leur numéro Siret*, ce qui implique un fastidieux travail d’identification dans les données ouvertes), tout comme il est aisé de connaître les marchés donnant lieu à des avenants ou à des marchés complémentaires. Il nous suffirait d’un ordinateur, de quelques jeux de données et d’un peu de rigueur pour aboutir en quelques secondes au même résultat que celui découvert par le juge instructeur au fil de son enquête. Naît ici le fantasme du Sherlock Holmes de l’open data ! Si la justice peut mettre à jour, suite à de rares signalements de lanceurs d’alerte ou à d’éventuels rapports de la Cour des comptes – fruits d’audits tout aussi rares – ces éventuels dysfonctionnements des marchés publics, les données de la commande publique nous permettraient, quant à elles, d’en systématiser la détection. On appelle désormais communément red flags (signaux d’alerte) ces éléments aisément détectables par tout un chacun (chercheurs, organes de contrôle, associations de lutte contre la fraude, simples citoyens, etc.), qui permettraient de repérer, dans la masse des données des marchés, les plus susceptibles d’être entachés d’irrégularités. Une part importante de ces signaux pourrait s’observer directement à partir des données ouvertes : durée de publicité anormalement courte, présence d’un seul candidat à un appel d’offres, critères d’évaluation des offres donnant la part belle aux critères les plus subjectifs, absence de rotation parmi les entreprises lauréates auprès d’un même acheteur, choix de procédures peu transparentes ou limitant le nombre d’entreprises susceptibles de candidater. Tout cela s’observe en effet dans les données. À chaque marché, il est possible sans trop de difficultés d’affecter un score qui traduirait la plus ou moins grande probabilité qu’il y ait, sous nos yeux, un problème, qu’une enquête plus approfondie mériterait d’être diligentée, ou qu’un acheteur public ait des pratiques douteuses.
Du fantasme à la réalité, de la théorie à la pratique, il y a quelques pas qu’il ne faudrait malgré tout pas franchir trop rapidement.
L’auteur
Pierre-Henri Morand est professeur de sciences économiques à Avignon Université, membre du Laboratoire Biens, Normes, Contrats, et responsable du master 2 Gouvernance des données, après avoir entamé sa carrière à l’université de Franche-Comté. Ses recherches concernent l’économie publique, la théorie des enchères et l’analyse économique du droit. Une part importante de ses publications porte sur l’analyse économique des règles de passation des marchés publics, l’accès des PME (petites et moyennes entreprises) à la commande publique et à sa dématérialisation.
Il coordonne, depuis 2019, le projet de recherche DeCoMaP (Détecter la Corruption dans les Marchés Publics), avec le soutien financier de l’Agence nationale de la recherche. Alliant informatique, économie et droit, regroupant dix enseignants- chercheurs de sept universités et plusieurs spécialistes de l’open data, DeCoMap vise à collecter, traiter et analyser les données relatives aux marchés publics français, afin d’élaborer des outils de détection automatique des risques de corruption et de fraude. Le projet a également pour ambition de proposer une grille d’analyse mettant en évidence les principaux facteurs de risques que le législateur devrait identifier et sur lesquels les autorités de contrôle devraient porter leur attention.

Parution le 13 octobre 2022
Collection MidiSciences
128 p.
8 €
ISBN 978-2-35768-156-9 (imprimé)
ISBN 978-2-35768-157-6 (numérique)
Disponible sur OpenEdition Books : https://books.openedition.org/eua/6496