À Nîmes, l’hôtel Séguier, situé au numéro 7 de la rue éponyme, parait être un bâtiment abandonné, sa porte d’entrée étant renforcée par un agrégat de barres métalliques. La façade usée comporte des séries de fenêtres toutes closes. Sous le balcon du premier étage, la sculpture d’un masque d’Hercule et la mention « Hôtel de l’Académie » attirent le regard tout au plus.
Pourtant cet hôtel particulier place Nîmes sur la carte de l’Europe des Lumières. Ce lieu de mémoire construit au XVIIIème siècle renvoie à un moment clé de l’histoire des savoirs en Europe, dans les faubourgs d’alors de Nîmes. L’hôtel particulier de Jean-François Séguier (1703-1784) constitue un bien patrimonial majeur au regard de l’histoire de Nîmes à l’époque des Lumières, bien qu’aucun panneau ni aucune inscription ne l’indique aujourd’hui.
La question du devenir de l’hôtel Séguier se pose avec une acuité renouvelée, puisque l’hypothèse d’une vente de ce bien patrimonial est posée par la municipalité en place. Dans une interview accordée au journal Midi Libre le 23 septembre 2022, le maire de Nîmes Jean-Paul Fournier déclarait à propos de l’hôtel Séguier : « Il nous faudrait une proposition concrète : qu’y faire ? Il est vide, en mauvais état, il se détériore. La solution serait de le vendre, mais il faudrait un projet qui soit intéressant pour ce lieu. » Cette question ne peut gommer l’absence d’initiative visant à conserver et à valoriser l’hôtel alors qu’il est propriété de la ville depuis 1996, et que le Jean-Paul Fournier est maire depuis 2001.
La place de Jean-François Séguier à Nîmes et en Europe
Séguier a joué un rôle important dans le développement de l’épigraphie et a produit différents travaux dans le domaine des sciences naturelles, notamment1. Fils d’un conseiller au présidial de Nîmes, il suit tout d’abord des études au collège des jésuites de Nîmes. Séguier se rend par la suite à la faculté de Montpellier, tout en portant un intérêt particulier aux sciences naturelles. En 1732, il rencontre le marquis italien Scipione Maffei (1675-1755). Séguier accompagne l’homme de lettres ans dans ses voyages en Europe, où il multiplie les rencontres. À la mort de Scipione Maffei en 1755, il revient s’installer dans sa ville natale, où il s’investit dans le développement de l’Académie royale, tout en entretenant une correspondance avec de nombreux savants européens2. Il fait bâtir en 1771 dans les faubourgs de Nîmes un hôtel particulier afin d’y accueillir ses collections, qui forment alors un ensemble unique.
En 1781, de son vivant, la ville de Nîmes lui rend hommage en rebaptisant la rue de son hôtel de son nom pour saluer le don qu’il fait à la ville. En effet, il décide de léguer ses collections à sa ville à travers son académie, plutôt que de les vendre à plusieurs cours européennes, ayant pris position pour les acheter3. À sa mort en 1784, l’académie continue d’ouvrir son hôtel. On trouve au sein des collections un herbier constitué de 28 800 échantillons, de nombreuses pièces archéologiques ou encore une riche bibliothèque. Il s’agit en quelque sorte du premier musée nîmois. Lors de la Révolution française, les académies et les sociétés sont dissoutes. Les collections de Séguier donnent alors naissance aux premières institutions patrimoniales publiques, à l’instar de la première bibliothèque municipale nîmoise dite « Séguier » située dans l’ancienne chapelle des jésuites, avant son transfert sur le nouveau site de Carré d’Art en 1993. Le reste des collections du savant donne naissance au muséum d’histoire naturelle, et au musée archéologique dont une partie des pièces se trouve aujourd’hui au musée de la Romanité.
Les inscriptions du frontispice de la Maison Carrée
Au XVIIIème siècle, Séguier participe à la redécouverte du patrimoine antique de Nîmes, en déchiffrant notamment l’inscription du frontispice de la Maison Carrée. Cela représente dans le même temps une avancée méthodologique dans l’histoire de l’épigraphie. Il analyse les inscriptions sur le temple romain en 1758, à partir des trous laissés par les inscriptions passées4. Ce travail est nourri par sa connaissance du patrimoine antique acquise au fil de ses voyages. À partir de 1771, l’hôtel Séguier constitue une étape dans le « tour » de l’Europe des Lumières5. Il reçut des figures majeures dans son hôtel, qu’ils soient princes ou savants européens. On recense pas moins de 1 400 visiteurs à Nîmes venue voir Séguier dans cette période. L’hôtel qu’il occupe rue Séguier constitue le centre de cette dense vie intellectuelle6.
Comme le souligne le rapport du ministère de la Culture précédent sa protection au titre des monuments historiques, l’architecture de son hôtel particulier est semblable à d’autres hôtels urbains bâtis à Nîmes dans la même période. La valeur unique du bâtiment réside dans le lieu de mémoire qu’il constitue. Cela se retrouve dans la présence de pièces archéologiques dans les murs de l’hôtel. L’intérieur de l’hôtel est pensé pour recevoir les collections. L’hôtel Séguier devient la propriété de l’évêché après la Révolution française, qui y loge des religieux notamment. À la fin des années 1980, la municipalité dirigée par Jean Bousquet porte un projet d’aménagement de la « ZAC des Carmes », prévoyant la destruction de l’ensemble de l’îlot urbain comprenant l’hôtel7. Cela conduit au classement de l’hôtel Séguier à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques afin de préserver le bâtiment de ce projet immobilier en 1989. L’hôtel est par la suite racheté en 1996 sous la municipalité dirigée par le maire Alain Clary, dans l’objectif de préserver le bâtiment, sans pouvoir engager une rénovation en raison d’une situation financière difficile. Aucun projet n’a émergé depuis. L’hôtel est fermé au public depuis plus de 20 ans.
Porter une attention particulière à l’hôtel Séguier permet également de porter un regard sur différentes structures culturelles nîmoises liées à l’histoire des collections de Séguier. À quelques centaines de mètres de l’hôtel se situe un ensemble urbain composé du muséum d’histoire naturelle ayant peu évolué depuis l’époque du conservateur Paul Marcelin décédé en 1973. On trouve également au sein de cet ensemble urbain l’ancienne chapelle des jésuites qui abritait jusqu’en 1993 une bibliothèque patrimoniale faisant partie des 54 bibliothèques classées89. Cet ensemble urbain est marqué par la présence des collections de Séguier depuis la Révolution française. Pour autant, la mémoire de Séguier n’y apparait pas explicitement. Repenser un parcours patrimonial autour de la mémoire de Séguier pourrait obliger à valoriser ses collections.

La ville de Nîmes porte la candidature de la Maison Carrée au patrimoine mondial de l’UNESCO à l’horizon 2023, après avoir porté en vain la candidature d’un plus large ensemble antique en 2018. Les inscriptions découvertes par Séguier montrent que la Maison Carrée constitue un des premiers temples dédiés au culte impérial de l’Histoire romaine, et sans doute le mieux conservé aujourd’hui. Cela est un argument puissant visant à l’inscription de la Maison Carrée au patrimoine mondial de l’UNESCO1011. À travers la nature du temple romain et de son état de conservation, la ville de Nîmes entend porter un projet plus susceptible d’être inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’érudit Séguier est ainsi cité dans le dossier de candidature, bien que le principal lieu lié à sa mémoire ne soit pas pris en compte des politiques publiques depuis plusieurs décennies.
Inquiétudes à propos du devenir de l’hôtel Séguier
L’hypothèse d’une vente de ce bien patrimonial est posée par la municipalité actuelle. On peut noter que la vente d’un tel bien ne garantit en rien l’émergence d’un projet pertinent dans une perspective patrimoniale. Il est à noter que plusieurs autres hôtels particuliers classés ont fait l’objet de ventes ces dernières années à Nîmes. Ainsi, en 2019, l’hôtel Boudon, propriété de la ville depuis 1980 a été vendu à des investisseurs privés dans le but d’en faire des appartements qualifiés de « grand standing », ainsi qu’une structure culturelle privée. En 2020, l’hôtel Chouleur, propriété de la ville depuis 1988, a également été vendu, devenant depuis un hôtel de luxe. Dans ce contexte, l’hypothèse d’une vente de l’hôtel Séguier interroge la politique patrimoniale actuelle. D’autres sites sont aujourd’hui absents des politiques culturelles, comme la maison de l’avocat des pauvres, qui accueillait du XVème au XXème siècle la fondation de l’Avocaterie des Pauvres, constituant un autre lieu de mémoire singulier pour les habitants de la ville, dont la ville de Nîmes a aujourd’hui la propriété. Bien qu’étant un bâtiment classé, témoignant également de l’architecture à la fin de l’époque médiévale, son état de conservation est semblable à celui de l’hôtel Séguier12.

L’hôtel Séguier se situe au carrefour de différentes époques, où se superposent des échelles nîmoises et européennes. Il permet aussi de tracer le fil d’une histoire à la fois locale et européenne parfois méconnue. Au-delà des murs de l’hôtel, la question du devenir des collections exceptionnelles de l’érudit Séguier est posée. L’état actuel de cet hôtel ainsi que l’hypothèse de sa vente ne peuvent que constituer des sujets de préoccupations ne garantissant en rien la valorisation de ce lieu de mémoire unique.
Image mise en avant : Façade de l’Hôtel Séguier, rue Séguier, photographie Hugo Carlos, sous licence CC – BY.
- CHRISTOL, Michel. Le projet épigraphique de Jean-François Séguier : fondements, réalisation, portée (1703-1784) In : Écriture et transmission des savoirs de l’Antiquité à nos jours [en ligne]. Paris : Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020. [↩]
- « Jean-François Séguier (1703-1784) », Nîmes, Bibliothèque Carré d’Art, Service Patrimoine, 2017. [↩]
- « Nîmes, Hotel Séguier / Rapport de l’Inspecteur des Monuments historiques », Olivier Poisson, 1989. [↩]
- Amy Robert. L’inscription de la Maison Carrée de Nîmes. In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 114e année, N. 4, 1970. [↩]
- Michel Christol, «Dans le « chaos » d’une documentation savante du siècle des Lumières, les inscriptions et l’exception du patrimoine local : un parcours dans les archives de Jean-François Séguier», Patrimoines du Sud, 2022. [↩]
- François Pugnière, « De l’Instrumentarium au Muséum. Le cabinet de Séguier (1703-1784) », Liame [En ligne], 26 | 2016, mis en ligne le 02 mars 2016, consulté le 17 octobre 2022. [↩]
- « PROCES-VERBAL COREPHAE LÀNGUEDOC-ROUSSILLON », Préfecture du Languedoc Rousillon 13 décembre 1989. [↩]
- Loi du 20 juillet 1954 [↩]
- TELLIER Bénédicte, « Livresque des profondeurs, une anthologie insolite Bibliothèque Carré d’Art, Nîmes, 2013 », eXposition Revue d’analyse des enjeux propres à l’exposition des œuvres et objets d’art, 2016. [↩]
- « La Maison Carrée de Nîmes CANDIDATE AU PATRIMOINE MONDIAL DE L’UNESCO », plaquette UNESCO, Mairie de Nîmes/Mission UNESCO, 2021. [↩]
- Emeline Ferard. 2022. « La Maison carrée de Nîmes bientôt classée au patrimoine mondial de l’Unesco ? », Geo,https://www.geo.fr/histoire/la-maison-carree-de-nimes-bientot-classee-au-patrimoine-mondial-de-lunesco-210103 (17 octobre 2022). [↩]
- « Nîmes, Gard, Maison de l’avocat des pauvres / Rapport de l’Inspecteur des Monuments historiques », Olivier Poisson, 1994. [↩]